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La descente de la montagne

 
 

Le premier chapitre d’un roman philosophique.

Chapitre UN : AURORE.

Vers six heures du matin, là où les deux mondes se confondaient dans une égale obscurité, bien qu’il fût encore insensible, un invisible feu redessinait l’horizon effacé par la nuit.

Derrière le rideau noir, l’aube travaillait en secret à la résurrection de la terre et des cieux. Son obscure gésine s’apprêtait à leur rendre des identités englouties, à raviver des éclats qui n’avaient subsisté que dans le scintillement de la voûte étoilée, n’étaient restés attachés qu’à la couverte des prés, qu’au duvet des herbes givrées, aux branches pâles des forêts.

Hormis la réflexion de la lune sur ces fourrures laiteuses et le clignotement sur elles de scintillations de gel, aucune autre lumière, aucune maison, aucune bourgade n’étaient visibles sur le plateau qui s’étendait depuis le pied de la bâtisse d’où je contemplais le spectacle jusqu’aux cimes des volcans qui, des dizaines de kilomètres au sud, s’apprêtaient à redécouper l’horizon sur les cranes pelés des vieux ballons d’Auvergne.

Enfin, après un temps de noire indécision, le moment vint où, s’arrachant à la noirceur uniforme du monde d’en bas, le ciel commença à se distinguer des ténèbres en tournant au bleu nuit. L’ombre de l’assiette terrestre et ce premier bleu insondable se séparèrent alors très lentement, s’affirmèrent avec subtilité, jusqu’à ce que, subitement, de l’incandescence qui s’amassait derrière le ciel, perçât un trait sanglant qui déchira la nuit pour embraser l’horizon d’une aurore de premier matin du monde.

Entre la terre et le ciel, suspendu dans le temps, il n’y eut plus qu’un incendie d’un rouge intense vis-à-vis duquel l’une se fit plus sombre et l’autre vira au violet.
Pendant quelques minutes, alors qu’elle dépliait son étole écarlate sur le cou des volcans, le bleu et le rouge régnèrent en maîtres sur la palette originelle ; puis, poussés par l’irrésistible montée sur scène de la troupe entière, partagèrent bientôt leur gloire de premiers ministres de la lumière avec le déploiement complet du spectre lumineux. De longs nuages de mauve, de rose et d’orangé ajoutèrent peu à peu au couple primordial des contrepoints vaporeux de zébrures violacées et de marbrures cuivrées, jusqu’à ce que, sur ce manteau de pourpre chamarré d’orangé, l’astre roi émergeât enfin l’incandescence de son disque vermeil et commença de l’élever dans le ciel.

Quand le dieu de la lumière eut achevé sa geste aurorale et que, délaissant le panache de l’orange pour la munificence du jaune, de la majesté matinale, il eut revêtu tout l’atour, drapé dans l’ambre de sa royale altitude, il proclama haut et fort son règne sur la couleur en ajoutant son or à la dyade de ses éclaireurs pâlissants. Tels des angelots musiciens dévoués aux laudes des trois primaires, les derniers officiants, roses et les mauves qui cortégeaient sa royale ascension interprétèrent alors un dernier impromptu d’irisations subtiles sur les vapeurs moirées d’évanescentes brumes, puis, chassés par sa splendeur, tirant une longue traîne de luminescents pastels et gaiement salués par un chorus de rossignols, s’évanouirent ensemble dans la gloire de l’azur.

Ne brillant finalement plus que sur le bleu d’un ciel pur, son éclat devint insoutenable. Je détournai la tête de la fenêtre et ramenai le regard sur le feu de la lampe à beurre qui, vouant sa flamme à l’offrande de lumière, veillait jour et nuit sur ma méditation. Posée au centre de la tablette de pin qui, devant moi, faisait office d’autel et de lutrin, elle retrouva son rôle de fanal de ma concentration et sa sereine clarté redevint celle de mon esprit.

Je ne l’avais quittée qu’une heure ou deux, aux environs de minuit, durant lesquelles, relâchant ma posture, je m’étais assoupi, vaguement assis en tailleur, le buste renversé, le dos calé contre le dossier de ma caisse, emmitouflé dans ma cape de méditation, car le printemps n’avait rien enlevé à la froideur des nuits.

Encore à demi plein de graisse de palme, le ciboire doré de la lampe n’éclairait que faiblement le tantra ouvert à l’endroit d’un enseignement sur le Mahamoudra, la méditation du Grand Geste, sur lequel j’avais choisi de conclure ma retraite. Face au de nectar de Sagesse des pages auxquelles je consacrais ma dernière session de méditation, je demeurai dans l’énergie contemplative inspirée par la fulguration de l’aurore et, à l’instar de l’astre solaire, plein des paroles du texte, tâchai moi aussi d’atteindre à l’essence du geste. Une dernière fois, je saisis mes pieds, les ramenai sur mes cuisses au plus près de mes hanches, plantai mes talons au creux de mes aines et, mon bassin verrouillé dans la posture du lotus, l’enracinai sur le tatami que réchauffait une peau de mouton ; puis, ainsi qu’il est dit dans les enseignements, « telle une flèche », je dressai ma colonne vertébrale sur le socle de l’assise adamantine et demeurai ainsi dans une ultime contemplation.

Je tenais à « finir en beauté » et pourtant je ne le voulais pas. Si j’avais appris une chose durant ces années, c’était que, de même que toute qualité spirituelle, l’Éveil ne peut s’obtenir par la seule volonté. C’est un des mystères de la Voie : une puissante et ferme aspiration est indispensable au cheminement, mais un désir trop volontaire dévoie la motivation, détourne du but et finit par éloigner du fruit. Je désirais seulement demeurer dans la simplicité et parachever ma quête dans cet état suprême que le texte qualifiait de naturel, en écartant de moi tout vouloir, tout artifice, toute idée de profit. Demeurer là, simplement, une dernière fois, dans la fraîche ouverture du présent.

De même qu’une aurore d’exception avait rassemblé pour moi les atours des plus belles, ma méditation m’offrit alors un plein bouquet de claire lumière chamarré de joie et de sérénité. Tandis qu’une gratitude infinie pour mon vénérable maître me réchauffait le cœur, je savourai une dernière fois l’indistinction du Mahamoudra et de la dévotion au lama. Ému aux larmes, je me rappelai un enseignement sur le Mahamoudra autrefois reçu de lama Tempa, le maître de retraite de l’école Changpa de La Boulaye.

Une dizaine d’années auparavant, le propos avait surpris l’étudiant en philosophie qui s’attendait à un exposé magistral qui l’eût doctement initié à l’une des clés de la Prajnaparamita que détient chacune des quatre écoles du Vajrayana tibétain, mais qui, deux heures durant, n’avait assisté qu’à un long portrait, un ardent panégyrique que le disciple avait fait de son vieux maître, le très vénérable Kalou rinpoché, qui, au milieu des années 70, avait fondé en Bourgogne le premier centre de retraite de trois ans donné à l’Occident. J’avais mis dix ans à comprendre que jamais dans un cœur sec la Sagesse ne mûrit.

Je résidais dans cette absorption bienheureuse lorsque le gong l’interrompit. Je sortis doucement de son état de grâce, pliai mon texte sur une vaste dédicace et me préparai à rejoindre le réfectoire où un petit-déjeuner fébrile réunit une dernière fois le groupe autour de bols de thé et de tasses de café. Après la collation, tout alla très vite. Chacun vaqua à sa part des derniers préparatifs puis, impeccablement drapés dans leurs toges et enrobés de bordeaux, les douze retraitants formèrent un rang d’oignon près de la porte du cloître. Occupés à répéter leurs morceaux et sucer les hanches de roseau de leurs djalings impatients, ces clarinettes des Himalayas qui ne vibrent que si l’on attendrit leurs fibres par un bain de salive, les deux premiers de la file s’accordaient afin d’éviter tout couac durant la procession qui incessamment nous conduirait au lieu des cérémonies de la sortie de retraite.

Dans un premier temps, le défilé réunirait notre équipe à d’autres groupes de retraitants sortis de cloîtres identiques au nôtre, puis, en un cortège unique, nous conduirait jusqu’au temple de Kundreul Ling où se dérouleraient les solennités – ou plutôt jusqu’à un chapiteau élevé pour la circonstance en face du futur temple qui n’était alors qu’un chantier de fondations dont une dalle de béton esquissait le plan sur un bout de prairie.

Ce fut l’heure. Un bruit de clé dans la serrure nous fit dresser l’oreille et resserrer le rang. Au signal, nos deux musiciens firent vibrer l’espace des stridences de leurs trompes et la porte s’ouvrit. Emporté par le rang, je la passai comme jamais je n’avais passé une porte, pénétré de la symbolique d’un franchissement qui me faisait passer d’une existence à une autre, de celle que je laissais derrière moi au premier jour d’une nouvelle vie.

C’était la plus douce et la plus ensoleillée des journées que le ciel ait donné aux environs depuis des mois. Radieuse, cristalline, éclose en suite de longues semaines d’orages et de brumes, en contraste radical avec les jours précédents qui n’avaient été qu’un long déluge (surtout la veille, dont la grêle avait bombardé et infiltré nos toits, exterminé les fleurs du jardin et réduit sols et chemins à une égale boue), elle tenait du miracle. L’air qui murmurait à mes narines l’orée d’une nouvelle vie, m’était d’une vivacité inaccoutumée. Il m’annonçait que tous les jours de cette nouvelle existence seraient désormais premiers, semblables à celui-ci, pareils à ceux des trois dernières années, dont aucune heure ne s’était écoulée qui ne fût marquée du sceau de la fraîcheur ; exaltée au début, puis de plus en plus simple, coutumière, ordinaire : douce saveur du zen.

Au long des haies de l’enceinte du cloître que contournait la troupe, les arômes épais de leurs buissons rameux, ceux résineux de leurs grands cyprès et les effluves bigarrées de mille fleurettes à leurs pieds firent irruption en moi avec une même vivacité. Ce furent les premières sensations à m’envahir, les premières où je m’absorbai avec délectation, le menton bas, l’œil à mon pas, alors que, n’osant encore regarder la foule silencieuse qui bordait les allées, je me laissais porter par le nasillement emphatique des djalings qui ouvraient notre marche. Recueilli dans l’instant, je demeurai dans cette absorption quelques centaines de mètres, jusqu’à ce que, ayant fini de contourner le cloître, face à l’immensité sur laquelle j’avais vu naître l’aurore, levant enfin les yeux, ébloui par la splendeur du spectacle, je fusse entièrement traversé de son, de couleur, d’espace et de senteurs et moi-même devenu et lumière et verdure et musique et parfum.

 
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