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L’esprit du geste

Sans être un concept canonique de l’esthétique asiatique, l’esprit du geste est une notion parfois employée à propos des arts majeurs de la tradition sino-japonaise, la calligraphie, la peinture et les arts martiaux, afin de parler de l’essence du geste artistique. Dans la mesure où l’esprit ici renvoie à la philosophie qui est la tête du système, c’est un peu comme parler de l’esprit du capitalisme ; et cela revient au fond à dire qu’esprit du geste et philosophie du geste sont synonymes, à la condition toutefois de préciser qu’il s’agit d’une philosophie du geste artistique. En effet, s’il s’agissait de penser le geste en général, le propos serait plus vaste et l’on parlerait à juste titre de philosophie du geste ou, comme Marcel Jousse, d’anthropologie du geste ; mais, mon propos se limitant à la pensée du geste artistique, s’il s’agit de philosophie, c’est de philosophie de l’Art qu’il s’agira. De plus, dans la mesure où cette notion est ancrée dans des Arts et des philosophies extrême-orientaux, notamment le bouddhisme et le taoïsme, c’est surtout à ces philosophies que je m’intéresserai pour la penser – en quoi je m’accorderai à l’usage qu’en font des auteurs tels que Robert Faure (1) dans le domaine de la peinture et Albert Palma (2) dans celui des arts martiaux.

Pour cerner tout à fait mon propos, quand je dis que l’esprit du geste est une notion employée pour parler de l’essence du geste artistique, je devrais plutôt dire qu’il s’agit à la fois de son essence et de sa substance, c’est-à-dire non seulement de son sens profond, sa signification essentielle telle que perçue par l’esprit et pensée par la philosophie, mais aussi de sa vie, son énergie telle que vécue par le corps et murie par la pratique artistique. A une époque où l’énergie est à la mode ou, plus précisément, à un moment où l’on parle de plus en plus d’énergie parce que, en quête de santé, de bien-être ou de développement personnel, un nombre croisant d’individus s’intéresse aux énergies ou s’engage dans des pratiques énergétiques, ce type de réflexion me paraît plus que nécessaire. Et cela est également d’autant plus précieux que, sous nos latitudes, ni la philosophie ni l’Art n’apportent de réponse en la matière, l’une par ignorance et mépris de l’ésotérisme, l’autre par incompétence et, plus encore, par son renoncement au rôle traditionnel de transmission des savoir-faire, ensorcelée qu’elle est par le démon de la théorie.

Mettre la peinture, la calligraphie et les arts martiaux dans le même panier, c’est penser la pratique artistique d’une façon autrement plus ouverte et profonde que ne le fait la pensée occidentale ; c’est mettre sur le même plan les pratiques spirituelles et artistiques, et penser le yoga, la méditation, la peinture, la calligraphie et le kung-fu comme ayant un commun dénominateur et une finalité identique ; c’est donner aux pratiques artistiques le même horizon spirituel qu’ont le yoga et la méditation, et faire de la peinture, de la calligraphie et des arts martiaux des voies d’Éveil à part entière, des pratiques alchimiques travaillant chacune à sa façon à la maîtrise du souffle et la sublimation de l’énergie. Mais à vouloir trop embrasser…, on s’engagerait dans la rédaction d’une encyclopédie. Mon ambition est plus limitée. Tout en s’enracinant dans ce profond terreau métaphysique, mon étude commencera par s’attacher à la pensée d’un geste en particulier, celui de la calligraphie. La calligraphie, comme on le sait, est l’art de la belle écriture. Cela signifie que la principale différence entre l’écriture et la calligraphie réside dans la beauté. Pour aller de suite à l’essentiel, cela veut dire que ce qui les distingue également au premier chef, c’est la liberté. Tandis que l’écriture est un système graphique asservi à la communication et que, de par sa fonction, elle est astreinte à la lisibilité, la calligraphie est un Art qui, du fait de sa vocation esthétique, peut jouer ses formes en toute liberté. Tandis que la première est un moyen, la seconde est une fin en soi.

Cette différence se retrouve dans la spécificité de leurs gestes. Fondamentalement, les règles de l’écriture manuscrite et de la calligraphie sont identiques : toutes deux sont également conditionnées par la forme des lettres et la formation des caractères. Cependant, tandis que l’écriture met l’accent sur l’exactitude de la forme (et désire une forme conforme), la calligraphie privilégie son élégance (et préfère une forme expressive). Tandis que l’écriture recherche la justesse du tracé, la calligraphie recherche la vie du trait. Tandis que l’écriture est réglée par la mesure (justes proportions de chacun des caractères), la calligraphie l’est par le rythme (musicalité de l’ensemble de la composition). Ce qui gouverne l’écriture, c’est le sens et, par extension, la langue, la logique, le message. Ce qui gouverne la calligraphie, c’est le rythme et, par extension, la musique, la danse, la poésie.

Venons-en maintenant à la calligraphie latine. Moins réputée que les calligraphies arabe et asiatique, la calligraphie latine est l’art de la belle écriture tel qu’il s’est développé en Europe sur la base de l’alphabet latin, d’où l’appellation de « latine ». La raison de cette moindre popularité est sans doute à rechercher du côté de la jeunesse de cette tradition artistique. Bien que la calligraphie latine prémoderne ne manque pas de beauté (notamment par les joyaux de sa tradition de l’enluminure), elle n’est devenue un Art à part entière qu’assez récemment : après que, mettant fin à la tradition du manuscrit et au métier de copiste, l’invention de l’imprimerie ait libéré l’écriture du service de la fabrique des livres. Si le dix-septième siècle est connu comme « le grand siècle de la calligraphie », c’est parce qu’il a donné lieu à une floraison de formes artistiques qui n’aurait pas été possible du temps où l’écriture était vouée à la production de manuscrits. C’est un destin qui ressemble fort à celui qu’ont connu la peinture et, plus largement, les arts dits libéraux à la Renaissance, dans la mesure où le passage du statut de copiste à celui de maître écrivain est comparable à la conquête du statut d’artiste initiée par Leonard De Vinci – car nous savons qu’en Europe, c’est de cette façon qu’est né l’Art au sens moderne du terme. D’ailleurs, au sein des métiers du livre, ce sont les peintres d’enluminures tels Jean Lenoir et son maître Jean Pucelle au quatorzième siècle, ou les frères de Limbourg au quinzième, qui accédèrent les premiers au statut d’artiste en peignant dans les manuscrits précieux de cette époque des tableautins aussi beaux que de véritables tableaux.

A cette jeunesse de l’Art il faut ajouter un problème de statut. Alors qu’en Chine, la calligraphie est le premier et le plus prestigieux des arts visuels, force est de reconnaître qu’en France, après n’avoir longtemps été qu’un métier, la calligraphie demeure un art mineur. De l’Asie à l’Europe, l’échelle des valeurs varie du tout au tout. Alors qu’en Europe, ce sont les peintres et les sculpteurs qui occupent le premier rang, en Chine, ce sont les calligraphes qui, en compagnie des poètes  et des peintres, brillent au firmament de la culture. A ceci s’ajoute le fait qu’en Chine, l’art de l’écriture joue un rôle fondamental dans l’histoire de l’Art. Dans cette civilisation, la peinture n’est pas seulement seconde en termes de prestige, elle est historiquement tributaire de la calligraphie. Pour la bonne raison que peinture et calligraphie mettent toutes deux en œuvre une même technique (le pinceau) et des médium identiques (l’encre et le papier), et qu’elles exigent une même maîtrise du trait. C’est pourquoi l’apprentissage et la maîtrise de l’écriture viennent  naturellement avant ceux de la peinture, car, pour un Chinois, il ne fait pas de doute que pour bien peindre, il faut d’abord bien écrire.

Et, pour couronner le tout, cette éminence tient aussi au fait que, intimement liée à la peinture et la poésie, la calligraphie entretient également une relation privilégiée avec la philosophie. La force des œuvres des grands maîtres de cet Art (les « dieux de la calligraphie », comme les appellent les Chinois) vient en effet de ce qu’elles développent un espace et des formes basés sur les principes de la philosophie, notamment ceux du bouddhisme et du taoïsme : le Vide, l’équilibre, le Yin et le Yang. Et, de plus, la noblesse de la calligraphie vient aussi du fait qu’elle n’est pas seulement un Art, mais une Voie, c’est-à-dire que sa pratique est pour le moins une voie de développement personnel profonde et  raffinée, et, ultimement, une voie d’Éveil à part entière, au même titre que le yoga et la méditation.

D’autre part, au titre de ce tracé préliminaire du champ de notre étude, précisons aussi tout de suite que, quoique “l’esprit du geste” soit une notion orientale, il n’y a pas de spécificité d’un esprit du geste qui serait uniquement oriental et différent de l’occidental, ni donc aucune spécificité de la calligraphie latine de ce point de vue. Je pense qu’absolument parlant, je veux dire au point de vue spirituel, il n’y a pas de différence essentielle entre un Oriental et un Occidental, ni, par conséquent, entre l’esprit d’un artiste oriental et celui d’un artiste occidental. Par contre, il y a une évidente différence entre leurs cultures et leurs formations. Là où “l’esprit du geste” est une notion essentielle des cultures extrême-orientales, on ne trouve qu’un vaste impensé du côté de la tradition occidentale. Un fossé sépare les savoirs purement techniques du geste de la calligraphie latine et le savoir profondément philosophique propre au geste de la calligraphie orientale ; et là où l’Occidental s’applique au mieux à soigner l’équilibre de sa composition ou l’élégance de ses pleins et déliés, l’Oriental s’unit au Tao en se concentrant sur le souffle.

C’est dire qu’il n’y a pas de philosophie du geste calligraphique en Occident – ni d’ailleurs aucune tradition philosophique de la pensée du geste artistique. L’ambition de ce texte est de combler ce manque. En s’appuyant tant sur le socle infiniment précieux de sa tradition orientale (principalement sino-japonaise) que sur mon expérience personnelle, je me propose de présenter la notion d’esprit du geste comme une idée universelle, et non plus comme une vitamine exotique réservée aux Orientaux. Car il s’agit de donner au calligraphe occidental la philosophie qui lui manque et, plus fondamentalement, de rendre à l’Occident une part essentielle de sa philosophie de l’Art, à savoir le sens profondément spirituel du geste artistique, qui anime et vivifie autant l’œuvre que l’artiste, et qui fait chez nous autant défaut à l’Art qu’à sa philosophie.

C’est dire aussi que, si la connaissance de la notion orientale nous fournit une base unique pour comprendre l’esprit du geste de la calligraphie asiatique, l’horizon de ce texte demeure celui d’une philosophie du geste artistique en général. Cela signifie qu’au fond, ‘esprit du geste’ et ‘philosophie du geste’ sont des idées synonymes, et que cet essai sur le geste calligraphique constitue une porte d’entrée, ou une introduction, à une philosophie générale du geste artistique – qui me tient particulièrement à cœur et sur laquelle je travaille depuis longtemps, autant de manière théorique qu’au travers de mes pratiques de la peinture gestuelle et de la calligraphie latine.

Pour finir, soulignons d’emblée l’importance de la transdisciplinarité en la matière. Bien que les apports théoriques de divers domaines de pensée, tels que la philosophie et l’anthropologie, soient appréciables, voire indispensables, dans la pensée du geste en général, rien ne remplace, en ce domaine spécifique du geste artistique calligraphique et pictural, le savoir des pratiquants. Qu’il s’agisse de maîtres du passé tels que Shitao, ou d’artistes et de penseurs vivants comme Robert Faure ou Jean-François Billeter, parce qu’il est fondé sur une longue et profonde expérience de leur Art, le savoir de ces pratiquants est à la fois la meilleure source de connaissance du sujet pour le philosophe et la seule boussole authentique pour l’artiste.

NOTES

(1) Robert Faure, L’esprit du geste : philosophie et pratique de la peinture à l’encre de Chine tch’an et sumi-e, 2004.
(2) Albert Palma, L’esprit du geste, 1999.

Illustration : Zhao Ji (1082-1135), Classique des Mille Caractères.

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