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Poésie de la grande ville

 
 

Projetant d’écrire une présentation de ma série de peintures KAOS, dans un premier temps, j’avais pensé l’appeler KAOS, poésie du paysage urbain. Si j’ai préféré l’appeler Poésie de la grande ville, c’est qu’en fin de compte, mon intention n’était pas seulement de présenter ces peintures en particulier, ni de réfléchir à la seule esthétique du paysage urbain, mais plus largement, de méditer sur le sens et le destin du paysage à une heure où celui-ci a aussi bien disparu des cimaises des galeries d’art contemporain que des motivations du peintre de la vie moderne dont Baudelaire fait un initiateur et un phare de la Modernité. Pour tout dire – c’est aussi le propos de cette méditation -, un tel peintre a si bien quitté la scène, que c’est à se demander s’il existe encore.

C’est un fait historique, qui a une portée anthropologique et des retombées esthétiques majeures, que, depuis le milieu du XIXe siècle, la vie moderne est inséparable de la ville moderne. A cette époque, cette dernière est devenue si grande et chaotique, que Baudelaire utilise des expressions telles que « la grande ville », « l’immense ville », « la ville énorme », « l’horrible ville », « l’énorme catin », pour caractériser ce nouveau phénomène et parler de Paris en particulier.
C’est pourquoi j’ai désiré mettre mon texte sous le patronage du poète et, du même coup, parler de poésie de la grande ville plutôt que d’urbanité. Parce qu’il est l’un des premiers, avec Nerval, Verlaine et Verhaeren, a avoir cherché à poétiser cette grande ville moderne qu’il qualifie désormais de “monstre” – parce qu’entre 1840 et 1860, suite aux transformations haussmanniennes, éclairée au gaz, envahie par la foule, toujours plus bruyante et chaotique, la Ville Lumière se déshumanise et commence à devenir pathogène. Si bien qu’en 1861, parlant d’un poème de Théodore de Banville de 1841, il remarque :

Paris n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui, un tohu-bohu, un Capharnaüm, une Babel peuplée d’imbéciles et d’inutiles, peu délicats sur la manière de tuer le temps, et absolument rebelles aux jouissances littéraires.

 
 
 
 

Ainsi, à partir de cette époque, à propos de cette ville qui, se modernisant, devient un monstre obèse, partout dans son œuvre, on retrouve ces constantes : le chaos, le vacarme et la foule. Et si Baudelaire n’est pas le premier à avoir compris l’importance anthropologique de la mutation qui amène un nouveau personnage sur la scène de l’Histoire – car, sur ce terrain, Balzac et Hugo le devancent –, il est du moins le premier à avoir exprimé de manière aussi explicite son ambition de trouver dans le domaine poétique une forme propre à l’expression de la grande ville moderne. Dans la dédicace à Arsène Houssaye qui ouvre Le Spleen de Paris, le poète confie son rêve à son ami :

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?
C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ?

Sur ce terrain, j’ai deux choses en commun avec le poète. La première est que j’ai une même ambition, dans le domaine de la peinture, de forger une langue assez riche pour exprimer la grande ville ; un même désir de développer des formes assez fortes et tranchées pour dire sa dureté, et qui soient cependant assez harmonieuses, tendres et fluides pour exprimer sa poésie ; et une même volonté de créer des compositions suffisamment anarchiques et dissonantes pour traduire son chaos, mais néanmoins assez musicales pour composer les morceaux disparates de sa stridente diversité en un tout harmonieux.
La seconde, j’y reviendrai, c’est que j’entretiens moi aussi une relation ambiguë à la grande ville. D’un côté, foncièrement citadin, je suis suis convaincu qu’il nous faut aussi peindre nos mégapoles sous peine de condamner à mort une part substantielle du paysage moderne. De l’autre, je déteste la ville. Son bruit, son stress, ses fumées font que je rêve depuis longtemps de vivre dans une campagne où je ne peindrais plus que de belles choses, des choses douces et agréables à regarder, des « beautés de la nature » qui n’exigent du peintre ni l’effort ni la science alchimiques de la transmutation du chaos : des arbres, des fleurs, des rivières, des forêts…

De même que le peintre expressionniste allemand Ludwig Meidner – qui, au début du XXe siècle, a écrit sur la peinture de la ville moderne –, je suis convaincu que nous devons continuer à peindre la grande ville, malgré que nous ne puissions plus le faire comme autrefois.

Nous devons enfin commencer à peindre notre patrie, la grande ville que nous aimons infiniment. Sur d’innombrables toiles grandes comme des fresques, nos mains tremblantes devraient griffonner tout ce qui est magnifique et étrange, monstrueux et dramatique dans les avenues, les gares, les usines et les tours.
Nous ne pouvons pas transporter notre chevalet dans le calme de la rue pour y lire des “tons” (en clignant des yeux). Une rue ne consiste pas en tons, mais en un bombardement de suites sifflantes de fenêtres, de cônes lumineux mugissant entre les véhicules de toutes sortes et de milliers de boules sautillantes, de bribes d’hommes, d’affiches publicitaires et de masses colorées rugissantes et sans forme… Nous ne pouvons pas transposer en un revers de main le caractère fortuit, désordonné, de notre motif sur la toile, et en faire un tableau. (1)

 
 
 
Ludwig Meidner, Moi et la ville, 1913
Ludwig Meidner, Ville en flammes, 1913
George Grosz, Hommage à Oskar Panizza, 1917
Otto Dix, La grande ville, 1917
 
 

C’est en 2006 que la population urbaine mondiale a atteint le seuil de 50%. Selon un rapport de l’ONU, cette proportion était de 54% en 2014 avec un prévisionnel de 66% à l’horizon de 2050. Aujourd’hui, étant donné ma passion du paysage et mon intérêt pour celle qui est désormais la patrie de la majorité des humains, je m’attache à la forge d’une écriture appropriée à l’expression de mégapoles devenues autrement plus grandes et monstrueuses que du temps de Baudelaire ou de Meidner, et qui me paraissent d’autant plus inspirantes. Ainsi, la série de peintures KAOS procède à la fois de cette volonté de peindre la grande ville et de la quête d’une écriture adéquate à l’expression de ce monstre de béton toujours en mutation. Y renoncer serait non seulement renoncer à une part essentielle de la peinture de la vie moderne, mais prononcer aussi la mort du paysage et, plus encore, l’obsolescence du regard sur le monde. Or, je refuse de collaborer à cet abandon du regard sur le monde dont souffre l’Art chaque décennie davantage depuis déjà un siècle. Je refuse de cesser d’accomplir ce sacerdoce essentiel du peintre et de l’écrivain qui consiste à porter un regard sur la vie qui l’entoure et qui l’investit en retour du pouvoir de forger et de communiquer une vision du monde.

 
Ernst Ludwig Kirchner, Hallesches Tor, Berlin, 1913
Ernst Ludwig Kirchner, Potsdamer Platz, 1914
Ernst Ludwig Kirchner, scène de rue à Dresde, 1908
Ernst Ludwig Kirchner, Nollendorfplatz, 1912
 
 

Ceci dit, je reconnais aussi que c’est une réalité de la vie moderne que le peintre ne dispose plus, dans la ville, de la paix contemplative que lui offre le sein de Mère Nature, ni même de la relative tranquillité que la ville du XVIIIe siècle offrait encore à Guardi et Canaletto. Depuis le dix-neuvième siècle, les écrivains et les poètes français constatent la subite transformation qui, dans les premiers temps de l’industrialisation et surtout à la suite des bouleversements haussmanniens, a rendu la Ville Lumière monstrueuse.

 
Guardi, Vue du pont de Doges vers la Chiesa della Salute, 1780
Guardi, Le pont des Trois Arches à Cannaregio, entre 1765 et 1770
Canaletto, Bucentaure au Môle le jour de l'Ascension, vers 1730
Canaletto, Entrée de l'arsenal, aux environs de 1732
 
 

Pour ce qui concerne la peinture, bien que cet ensauvagement de l’urbanité ne pose problème au paysagiste qu’après la première guerre mondiale – car les impressionnistes, Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Caillebotte, réussissent encore, jusqu’à la fin du siècle, à peindre le paysage urbain avec un certain bonheur -, à l’époque charnière dont parle Baudelaire, la cité moderne a dors et déjà opéré la mutation qui la rendra rebelle à la contemplation. Bientôt viendront les automobiles, le vacarme, la pollution, la surpopulation, qui ne permettront plus de « transporter notre chevalet dans le calme de la rue pour y lire des “tons” ». A moins que, comme Monet et Pissaro, il ne loue un appartement idéalement situé face à la vue qu’il désire peindre, s’il s’attache au paysage urbain, le peintre sera bientôt dans la même situation où je me trouve un siècle plus tard : contraint de travailler en atelier, de mémoire, à l’aide de notes, de croquis, de documents photographiques et d’une bonne dose d’imagination.

 
Monet, Carnaval boulevard des Capucines, 1873
Pissarro, Boulevard Montmartre, printemps sous la pluie, 1897
Pissarro, Boulevard Montmartre, matin ensoleillé dans la brume, 1897
Pissarro, Boulevard Montmartre de nuit, 1897
Pissarro, Boulevard Montmartre, après-midi sous la pluie, 1897
 
 

Quoi qu’il en soit, cette vocation demeure plutôt rare. Sans même parler de la raréfaction de la peinture elle-même, rares sont les peintres aujourd’hui qui s’attachent au paysage urbain. Ceci n’est pas un hasard. Il y a à mon sens une conjonction historique significative entre l’industrialisation du monde, la monstrification des mégapoles et la fin du paysage dans la peinture contemporaine. Plus largement, non plus seulement du point de vue de l’histoire de l’Art, mais de sa philosophie, je vois une relation entre cette brutalisation de l’environnement et la fin de toute représentation dans l’Art postmoderne. Car le problème est plus fondamental que la seule peinture de la ville : il en va de même du déclin du travail de la figure et de la disparition du portrait. Il y a dans le monde moderne et la grande ville en particulier, un désordre, une tension, une agitation, un énervement si prégnants, que tout vivant étant naturellement influencé par son environnement, cette tension s’étend aux habitants, les contamine, et fait que le citadin est souvent un homme pressé, tendu, énervé.

C’est mon expérience que, sauf à prendre un modèle professionnel, le portraitiste est lui aussi tributaire du caractère du modèle moderne, c’est-à-dire de son agitation, son incapacité à garder la pose, son goût du bavardage, sa manie de consulter son mobile… En tous cas, c’est la raison pour laquelle j’ai mis le portrait de côté dans l’attente de conditions meilleures. Au fond, c’est aussi pourquoi je crois qu’en ce domaine, il en va de même que pour le paysage : nous ne pouvons plus qu’à de rares exceptions avoir avec le modèle le type de relation intime, sereine, intemporelle qu’entretenait autrefois un Vermeer ou un Corot avec les leurs. De ce point de vue, nos cultures postmodernes ont quelque chose de foncièrement post-humain. Cela se voit notamment à l’extension épidémique de cette maladie des temps modernes qu’est l’effondrement des capacités d’attention et de concentration. Et l’augmentation croissante de l’énervement et du stress inhérents à la vie urbaine n’est pas pour arranger les choses.

 

Fin de la première partie

NOTES

(1)  Ludwig Meidner, Mode d’emploi pour peindre des tableaux de la grande ville.

Illustration : Nour Lekhal, Matin bleu, 1997, techniques mixtes, 112x112cm.

 
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